… parce que je ne compte pas les fois où je suis passé devant un groupe de vieux papys qui parlaient arabe entre eux, mystérieux moustachus au costume en tweed boutonné, et où je me suis senti frustré de ne pas pouvoir les rejoindre et taper la causette.
Parce que je suis trop jeune, certainement, pour pouvoir converser avec le vieil arabe qui en a tant vu, mais surtout parce que je ne parle pas un traitre mot de ce langage un peu âpre à mon oreille d’occidental ordinaire, un peu comme le serait un Cahors au palais d’un habitué des sirops pêche-abricot.
Je veux savoir ce qu’ils se disent. J’aimerais connaître leurs sujets de conversation. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se raconter? Est-ce qu’ils parlent du temps, des informations, du poids de l’âge sur leurs articulations, comme les autres vieux? La logique voudrait que oui, mais leurs visages me font penser que non. Ou alors ils prennent ça bien au sérieux, le temps qu’il fait. Ils ont pas du tout l’air de déconner, Laborde n’a rien à voir là dedans. Non, je pense qu’ils ont leurs sujets spécifiques de vieux papys arabes, sujets auxquels je ne connais rien. Ça pose une deuxième difficulté à s’intégrer à la conversation, me direz-vous, mais je suis pas con, si j’apprenais l’arabe je prendrais l’option « sujets de vieux papys arabes », sans quoi ça n’aurait aucun intérêt.
J’apprendrais des mots qu’on ne peut pas traduire en français, des sentiments qu’on ne peut pas exprimer en français, des trucs qui se sont passés et qu’ils ont oublié d’écrire dans les bouquins d’histoire-géo Nathan. J’apprendrais pourquoi le tweed c’est bien, si les blagues sur le Coran on peut vraiment pas…
Alors, une fois que je saurais de quoi on parle et comment on en parle, je passerais innocemment devant un de ces groupes d’au moins sexagénaires au regard grave, et là, enfin, je pourrais réaliser mon rêve…
« excusez-moi messieurs, j’entends que vous parlez du temps qui passe, et il se trouve que c’est un de mes sujets préférés ; vous en pensez quoi, vous, de Catherine Laborde?
– … jeune homme, votre arabe est parfait, je suis impressionné…
– oh non ne le soyez pas, disons que je me débrouille. »
Oui, si je parlais arabe, je me la donnerais parce que c’est la classe.
Et puis on parlerait des enfants, de la France, de l’égalité des chances, de ce qui se passe dans les pays arabes, du temps, d’Abdel, ce sacré déconneur, qui est retourné vivre en Tunisie, du JT de Pernaut. Du petit Rachid qui est apparu gesticulant dans un sujet sur la violence dans les banlieues alors qu’il était juste trop content de passer à la télé.
Et surtout, surtout, je caserais un petit « Flonce Télécôm ». Parce que ça doit vouloir dire un truc particulier en arabe, « Flonce Télécôm », ils le disent tout le temps.
Et puis je m’éclipserais, la baguette à la main et le sourire aux lèvres, heureux et fier d’avoir su, enfin, parler de tout et de rien comme toujours, mais pour une fois pas avec ceux qui m’ont tout et rien appris.